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Nouvelle Trajet dit en sous sol

Zaza_Dabord

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#1
Trajet dit en sous-sol

Ce matin, le froid est là, le brouillard aussi. Je suis dans le métro et je regarde tous ces gens qui ne me regardent pas. Pour certains, l’œil encore hagard, saisis par les phares d’un réveil agité. Je capte une masse informe où se dessinent les contours de quelques silhouettes engoncées dans leur panoplie du quotidien. Je remarque un téléphoniste, quatre lecteurs dont un parasite au-dessus d’une épaule, deux cruciverbistes, un dormeur. Plantée au milieu de cet agglomérat humain, pauvre truelle pétrifiée dans le ciment, je n’ai plus besoin de m’agripper à la barre de sécurité rendue inaccessible. Je tiens !

- Excusez-moi Madame, mais vous êtes sur mon pied !
- Oh pardon, je croyais...
- C’est pas grave !


J’observe cette scène ordinaire où l’homme, un instant contrarié, concède à la jeune femme confuse un rictus qui s’empresse de clore l’incident. Comme au cinéma, je m’amuse à extrapoler une rencontre :

- Et en dehors de me marcher sur les pieds que faites-vous dans la vie ?
- Je m’accroche !
- Vous vous accrochez ? A quoi ?
- A tout ce qui m’empêche de tomber... A vous par exemple !
- Et qui vous dit que je ne vous laisserai pas tomber ?
- Vos yeux ! Ils sont bien trop bavards.


A la station La Motte Picquet Grenelle, je suis ramenée à la réalité par le flux et le reflux d’une nouvelle vague de voyageurs qui me compresse sur la vitre, à proximité d’une source malodorante d’origine hygiène douteuse. Je plonge en apnée et je crois mourir.

- Pardon... pardon... pardon... vous descendez ?
- Non !
- Alors ne restez pas au milieu !


Au signal sonore du départ imminent, la femme excédée se précipite sur le quai en ruminant des mots amers. Non sans avoir bousculé au passage quelques épaules récalcitrantes, ce qui soulève un petit vent de révolte... Et moi, dans mon coin, je suis de plus en plus persuadée que, face à ces petites agressivités, il convient d’avoir un tempérament de toile cirée pour conserver l’humeur joyeuse qu’on avait en se levant du bon pied. Et oui, à l’instar du portillon sans ticket, les joies du métro sont infranchissables !

C’est sans doute pour cette raison que, durant le trajet, je m’enferme à double tour dans la lecture d’intrigues policières à tiroirs. Oui, la plupart du temps, je m’enferme pour mieux m’évader... Mais lorsque je ne suis pas captive d’un suspens aussi épais qu’un brouillard londonien, je joue. Je joue au jeu des "assortis". Cela consiste à former des couples avec les passagers de la rame. Parfois la pêche est fructueuse, je lance mon filet et j’attrape de beaux spécimens qui frétillent dans la nasse de mon imagination : même style, même forme de visage, même regard, on jurerait qu’ils sont ensemble... Une fois que je les ai appariés, je leur invente une identité, une profession, une vie commune...

Tenez, par exemple, je marierais bien ce petit bout de femme pétrie de jovialité, apprêtée pour séduire, aux joues bien remplies qui m’a poussée tout à l’heure, sans ménagement, pour s’asseoir.

Non, pas celle qui prend le métro pour l’annexe de sa salle de bains, ignorant les regards en coin, et qui termine de se maquiller sans complexe, la trousse sur les genoux, seule au monde, avec force grimaces au passage du mascara et bruits de ventouse à l’application du rouge à lèvres.

Mais, celle-ci, celle d’à côté. Regardez-la, tout est rond chez elle. Ronde la bouche dont la fente semble faite pour articuler des évidences, ronds les petits yeux noisette exempts d’étincelle, rondes les boucles cendrées qui révèlent les traces du bigoudis-robe de chambre-mules dominicales, rondes les simili perles, posées sur la généreuse poitrine-présentoir, assorties aux pendants d’oreilles. Pas un pic, pas une flèche, pas un angle où se couper dans ces rondeurs avenantes, parfumées au muguet...

Eh bien Madame, si vous me le permettez, je vous accoquinerais volontiers avec ce Monsieur là-bas, pas très grand non plus. Oui, celui-là même, avec sa mallette de cuir noir, sa cravate à pois et son badge d’exposant. Un commercial au crâne presque dégarni mais coiffé avec astuce, à la moustache compensatrice, fournie et luisante, prête à concourir le marché des fournitures de bureau. Comme il est soigné dans son costume dépareillé couleurs automnales qui camoufle difficilement l’embonpoint accusateur de plats en sauce arrosés de vins du terroir. Et oui, chaque contrat gagné est un sacrifice à l’autel du cholestérol, de l’hypertension ou du diabète, mais les traites de la petite maison normande arrivent si vite.... C’est pour cela qu’avec prudence, pour minimiser les faux-pas, il a choisi son cardiologue en face de son banquier. A midi, il aura, comme chaque jour, taché sa cravate avec l’assiette de spaghettis bolognaise et sa femme lui dira pour la énième fois :

«Chéri, tu peux quand même faire attention, c’est la troisième fois cette semaine, on a du mal à les ravoir !».

Alors, Madame «bigoudis-robe de chambre-mules dominicales» et Monsieur «plats en sauce», comment vais-je vous accommoder, moi ?

Vous vous appelez Monsieur et Madame Forestier, vous avez un enfant, un brave garçon qui ne vous donne aucun souci, la moyenne transparente, heureusement parce qu’avec le commerce, c’est pas facile…

Oui, Monsieur est boucher, il aime son métier, avec Madame qui tient la caisse, on est assuré d’avoir de la bonne viande toute l’année...

Chez vous, l’information est prise à la source du «A ce qu’y parait», le pendant du tam-tam en Afrique. D’ailleurs Madame n’hésite pas, en encaissant la côte de bœuf ou la salade de museau, à servir de courroie de transmission :

- … A ce qui paraît, y z’ont prévu du beau ce week-end – 17 euros 70 - Avec tout c’qui nous est tombé dessus, j’arrive pas à croire à leur couche d’ozone... pensez donc si c’était vrai y z’auraient déjà mis un impôt – Vous avez les 70 ?

- ... A ce qui paraît, y devait s’installer dans les Yvelines pour s’agrandir, il n’en est rien - 15 euros 10 - figurez-vous que c’est sa femme, elle est partie avec le serrurier de la rue Froment... - Je vous remets un peu de persil ?

- ... A ce qui parait y vont mett’e la rue dans les deux sens, déjà qu’on arrivait pas à circuler, ça doit pas vous arranger, vous, Madame Marcel... 21 euros 30.

C’est ainsi que la bouche à banalités se referme avec le tiroir-caisse.


(A suivre)
 
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