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Poème A Charles Baudelaire

Arthémis

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#1

Je ne t'ai pas connu, je ne t'ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t'aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et si j'ai quelque droit d'être entre tes témoins,

C'est que, d'abord, et c'est qu'ailleurs, vers les Pieds joints
D'abord par les clous froids, puis par l'élan pâmé
Des femmes de péché - desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! -

Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d'espoir au Calvaire touché !

- Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.
Paul Verlaine



 

Moïse Wolff

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#2
Joli partage 👍 d'une belle profondeur.
 
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Perceval

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#3
La poésie devrait avoir plus de place dans la vie de tous les jours.
Merci toi.
Amitiés. Bises.
Perceval
 
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#4

Je ne t'ai pas connu, je ne t'ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t'aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et si j'ai quelque droit d'être entre tes témoins,

C'est que, d'abord, et c'est qu'ailleurs, vers les Pieds joints
D'abord par les clous froids, puis par l'élan pâmé
Des femmes de péché - desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! -

Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d'espoir au Calvaire touché !

- Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.
Paul Verlaine




Merci pour le partage Pauline
Gaby
 

EricB

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#6

Je ne t'ai pas connu, je ne t'ai pas aimé,
Je ne te connais point et je t'aime encor moins :
Je me chargerais mal de ton nom diffamé,
Et si j'ai quelque droit d'être entre tes témoins,


C'est que, d'abord, et c'est qu'ailleurs, vers les Pieds joints
D'abord par les clous froids, puis par l'élan pâmé
Des femmes de péché - desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! -


Tu tombas, tu prias, comme moi, comme toutes
Les âmes que la faim et la soif sur les routes
Poussaient belles d'espoir au Calvaire touché !


- Calvaire juste et vrai, Calvaire où, donc, ces doutes,
Ci, çà, grimaces, art, pleurent de leurs déroutes.
Hein ? mourir simplement, nous, hommes de péché.
Paul Verlaine



Cette explication de texte n'est pas de moi mais je trouve qu'elle fait comprendre la complexité du sens d'un poème, écrit par un maître comme Verlaine.
Bien le comprendre permet de mieux l'aimer...


J’ai trouvé ce poème beau dans son genre mais pas si simple à comprendre aussi mon commentaire a eu pour but de me rapprocher de son sens, en examinant de plus près la façon dont il est écrit. Je donne donc mon opinion toute personnelle.

Paul Verlaine pensait que ce petit recueil intitulé « Liturgies intimes » où il paraphrase avec talent les prières chrétiennes dont il cherche à traduire le sens profond, allait être la consécration de sa poésie religieuse car dans sa vie, entre ses périodes de frasques et de débauches, surgissent des phases de repentir et d’élan religieux qui donnent un autre ton à sa poésie.

Le recueil paraît en 1892 quelques années avant la mort de Verlaine. Il est introduit par cette surprenante poésie adressée à Baudelaire

« À Charles Baudelaire »

Surprenante, car comme Verlaine a toujours été un fervent admirateur de Baudelaire, on peut être interloqué de ce qu’il affirme dans les premiers vers qui ressemblent plus à du mépris qu’à de l’admiration alors que ce dernier a d’abord été son modèle et qu’il lui a toujours voué une grande estime, comme en témoigne, entre autres compliments, un article de ses « Œuvres posthumes, vol II, » parues en1913, où il fait l’apologie de Charles Baudelaire.

En réalité cette première impression est trompeuse car dans cette perspective de repentance chrétienne qui caractérise ces « Liturgies intimes », c’est une façon sophistiquée de dire qu’il désavoue non pas Baudelaire en personne, mais tout ce qui, dans l’œuvre de Baudelaire, (comme dans la sienne d’ailleurs), se situe aux antipodes d’une morale qui stigmatise la volupté, le sexe, le péché et le mal en général tel qu’il est conçu dans une optique chrétienne. À partir de cela, les choses prennent un tout autre sens.

Dans les deux premiers vers du quatrain qui sont inséparables :

« Je ne t’ai pas connu, je ne t’ai pas aimé, »
Je ne te connais point et je t’aime encor moins : »,

on a une espèce de redoublement insistant qui rappelle celui de toute personne qui veut appuyer son désaccord avec quelqu’un ou à propos de quelque chose. Le premier vers le dit au passé et le second au présent comme si tout ce qui était en question avant et après devait être biffé, radié, expulsé et définitivement effacé de la mémoire. C’est que dans la crise morale que traverse Verlaine dans ces années-là comme chaque fois qu’après une période d’égarement et de turpitudes (mal-être, souffrance, violence, alcool, …,) il éprouve du remords et tente de se raccrocher à un idéal et à des croyances rédemptrices.

À cette occasion il croit bon de prendre à témoin ce Charles Baudelaire qui a tant de points communs avec lui (affliction, sentiment de culpabilité, déprime, drogues…) et qui, comme lui, a connu ce balancement épuisant entre spleen et idéal et qui comme lui, après l’orage a tenté d’en appeler au ciel. Cf « Élévation », « Bénédiction », « Correspondances » par exemple dans lesquels cet appel est très présent même si Baudelaire s’affranchit des références très explicitement chrétiennes au nom d’un idéal platonicien alors que chez Verlaine elles sont volontairement mises en avant.

Les deux points à la fin du deuxième vers sont l’indication d’un éclaircissement qui suit :

« Je me chargerais mal de ton nom diffamé, »

Se charger de quelque chose, c’est, prendre sa part d’une difficulté et endosser une certaine responsabilité. Il s’agit certainement ici de la mauvaise réputation de Baudelaire dont les « Fleurs du mal » en particulier furent dénigrées par la critique conformiste, moralisante et malveillante d’alors. Avec ces mots il semblerait que Verlaine qui a souvent pris le parti de Baudelaire en attestant de son art et de son génie ne veut plus assumer ce soutien ! Et la suite : « Et si j’ai quelque droit d’être entre tes témoins, » fait comprendre en quel sens différent il veut maintenant témoigner pour Baudelaire.

La véritable explication commence au deuxième quatrain qui n’est pas si facile à comprendre pour qui serait étranger aux croyances religieuses et aux intentions spirituelles de Verlaine à ce moment-là. Par la reprise du calendrier liturgique des fêtes catholiques et celle des différents moments de la célébration d’une messe, qu’il transpose poétiquement, il exprime une sincère repentance. Il voudrait s’absoudre de ses erreurs, de ses fautes, de ses péchés, de ses chutes, bref de tout dont il se sent coupable. En cela il se sent proche de Baudelaire qui dans ses moments de mélancolie insupportable, implore aussi le Ciel, pas nécessairement le Christ, mais une réalité spirituelle qu’il place très haut aux dessus des « miasmes humains ». Aux yeux de Verlaine au contraire le Christ est l’archétype même du sauveur qui par la souffrance assure l’expiation de tout mal. Il fait allusion au personnage, sans le nommer, par une synecdoque, figure de style par laquelle ici la partie représente le tout. Les « Pieds joints » avec un P majuscule, correspondent à ceux du supplicié sur la croix, tel qu’il est figuré dans l’iconographie religieuse.

Ce qui peut rendre malaisée au premier abord la lecture de ce deuxième quatrain et la suite, c’est d’abord la construction de toute la phrase qui va du troisième vers du premier quatrain « Je me chargerais mal…jusqu’à la fin du premier tercet « Calvaire touché. »

Détail typique de cette construction contorsionnée, les verbes auxquels se rapporte l’expression « vers les Pieds joints », (ici complément circonstanciel spécifiant ce que doit viser le regard du pécheur,) se trouvent au début du premier tercet « Tu tombas, tu prias ». Pour mieux comprendre, on pourrait écrire « Vers les Pieds joints, tu tombas, tu crias comme moi… » Tout ce qui se trouve entre ce complément et ces deux verbes vient donc s’interposer, ralentir et compliquer, à dessein, la progression de la phrase avec en plus cette incision mise entre tirets qui vient surcharger volontairement l’ensemble. Pourquoi un tel style chez un des plus grands poètes de la fluidité ? Justement par cette longue phrase compliquée couvrant une bonne partie du sonnet, il a voulu, je crois, traduire le cheminement tortueux, malaisé et pénible qui conduit le pénitent jusqu’au pied de la croix, mais dans l’esprit du Calvaire qui n’est pas un chemin facile et direct aux yeux des croyants.

Ensuite, dans le même passage on a des expressions et des tournures qui peuvent paraître assez alambiquées et quelque peu hermétiques mais qui, d’un point de vue littéraire, visent, comme la construction elle-même, à induire par leur caractère allusif et singulier une impression de malaise, de souffrance, à l’image même du chemin de croix qui conduit au Calvaire.

L’adverbe « d’abord » fait allusion à la crucifixion avec cette autre synecdoque parlante des clous :

La représentation des « clous froids » qui joignent les pieds du supplicié sont évoqués comme étant, par le sentiment de compassion qu’ils produisent une première motivation de repentance concernant l’attitude de Baudelaire après les fautes supposées. Les clous sont liés à la liturgie de la passion ils sont censés avoir été utilisés pour fixer par les mains et les pieds rapprochés (joints) le corps du condamné sur une croix en bois.

Ici, ils sont décrits comme ce qu’ils sont, des objets métalliques inertes et froids mais en dehors de la triviale idée de fixation, ils suggèrent aussi la continuation d’une torture douloureuse.

Après l’adverbe « d’abord », on a « ailleurs » et « puis » des deux premiers vers du deuxième quatrain

Ces deux autre adverbes renvoient à une autre motivation ou une autre raison de se repentir qui ne sont plus associées au symbolisme froid et cruel des objets de supplice mais renvoient à des aspirations humaines exaltées. Pas n’importe lesquelles d’ailleurs mais celles insufflées par « l’élan pâmé des femmes de péché ».

Est-ce là une allusion au pratiques des amours vénaux qui concernèrent ces poètes maudits et dont Verlaine fut souvent complice ? Sans doute. Toutefois, dans le contexte du poème cela est associé à la référence souvent mise en avant par les pastorales religieuses autant que par les moralistes en quête de modèle exemplaire, de la prostituée repentie qui, après des années de débauche et de misère, revient à des mœurs épurées avec, en toile de fond, l’histoire de la femme pécheresse qui, regrettant sa « mauvaise vie », pleure de contrition aux genoux de Jésus, baise ses pieds et les enduit de parfum. A la suite de quoi elle se voit remettre ses péchés comme cela est rapporté par l’évangéliste Luc, aux versets 7.36 et 8.3 de son texte. Cette référence se retrouve donc implicitement dans les deux derniers vers du deuxième quatrain mais avec une tournure poétique particulière suggérant toujours la douleur et les contorsions du repentir ému et débordant d’un amour vibrant pour Jésus.

« Des femmes de péché – desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! – »

C’est ce débordement d’émotion tel qu’on peut le comprendre lors d’un profond bouleversement de l’être, qui est rendu par ces expressions fortes: « élan pâmé », « chrême fol », et « baiser affamé ». Elles traduisent remarquablement l’exaltation, l’enthousiasme de ceux ou celles, qui comme Verlaine, comme Baudelaire et d’autres désespéré(e)s en mal de résilience … cherchent dans une crise de repentir et d’emportement mystique, une délivrance et une radicale transformation de leur condition.

« L’élan pâmé » rappelle l’extase des mystiques chrétiens en adoration devant les mystères de la croix,
Le « chrême » est un onguent, une huile parfumée qui servait à consacrer les prêtres, les prophètes ou les rois, chez les Hébreux. Catholiques et Orthodoxes ont conservé cet élément rituel appelé alors « Saint-Chrême » et l’utilisent lors de certains rituels ou « sacrements ». Ici Verlaine reprend ce mot qui rappelle les gestes d’onction aux pieds de Jésus par la femme pécheresse de l’évangile.

« chrême fol » indique donc l’intensité dévotionnelle mise dans le geste de caresser les pieds de Jésus et cette intensité est en résonance avec « la folie de la croix », expression de St Paul selon lequel la crucifixion qui peut paraître une folie injustifiable aux yeux de certains, relève en réalité de la sagesse divine qui a voulu ce sacrifice, apparemment irrationnel, dans un but de rédemption d’une l’humanité corrompue par le mal.

« Baiser affamé » ne fait que renforcer l’expression de cette passion mystique telle qu’elle nous est décrite et suggérée dans ce passage. Le qualificatif affamé signifiant sans équivoque l’avidité de celui qui a un insatiable besoin d’amour idéal lequel pourrait-être comme le revers de l’amour passion charnel.

Le premier tercet est la reprise de la phrase qui s’arrêtait à « vers les pieds joints » …

« Tu tombas, tu prias… » Tout ce premier tercet précise ce à quoi Verlaine voulait en venir en évoquant Baudelaire, à savoir qu’il voit Baudelaire en pénitent qui, pris d’écœurement devant la médiocrité de certaines de ses lâchetés et se sentant coupable de céder au mal, s’en remet, dans un geste se supplication, au Christ crucifié symbole de l’expiation des fautes pour les croyants. Par là, Baudelaire devient, comme lui Verlaine, la figure emblématique du pécheur repentant et concerne toutes les « âmes » qui ont « faim et soif » de pureté, de justice et d’amour. L’expression « faim et soif » qui dit la ferveur du pécheur repentant est empruntée à l’évangile de Matthieu 5:6 « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés. ».

Mais « sur les routes », celles de la vie, l’itinéraire qui mène de l’intention de changer sa façon d’être, jusqu’à sa réalisation, doit passer par la reddition au Calvaire qui figure le pardon par le sacrifice. On pense ici aux vers de Baudelaire dans « Bénediction » :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance comme divin remède à nos impuretés… »

Il s’agit évidemment du sacrifice des passions aliénantes, du renoncement à ses tendances corruptrices à ce « vice » que Baudelaire comme Verlaine trouvent tous deux exécrable dans leurs jours de bonté, mais parfois en même temps étrangement attirant :

« Aux objets répugnants nous trouvons des appas « dit Baudelaire dans « Au lecteur » des Fleurs du mal.

Le mot Calvaire est repris trois fois dans les tercets. C’est dire l’importance qu’il représente dans ce poème pour un Verlaine accablé. Le Calvaire, comme son nom l’indique, est le mont chauve du complet dépouillement, l’élévation symbolique de ce qui est « juste et vrai » et au pied de laquelle viennent s’échouer les prétentions et les tourments humains.

Ce sont les « doutes » qui mortifient le chercheur, qu’il soit penseur ou poète en quête d’idéal.

« Ci, ça », brève formule qui renvoie à toutes les mesquineries dont l’homme est capable et ses faits et gestes dérisoires, autant de « grimaces » alors qu’on leur accorde souvent une importance démesurée. Et même « l’art », pourtant élevé au pinacle des valeurs par ces poètes, comme toutes les choses humaines, est voué à l’échec. Pour Verlaine toutes ces choses sont caduques devant la vérité exprimée par le mystère du Calvaire qui laisse espérer aux yeux du poète maudit une gloire rédemptrice.

Dans ce renoncement final, cette ultime abdication, la mort trouve un autre sens qui conduit à l’acceptation de la condition d’« hommes de péché », c’est-à-dire celle d’êtres imparfaits et corruptibles. Dans cette acceptation, la simple interjection « Hein ?» qui semble familièrement adressée à Baudelaire comme un tacite accord, accentue l’acte de soumission de celui qui reconnaissant ses fautes, accepte aussi sans révolte sa condition de mortel.

Au total il s’agit d’un texte initiant un recueil de poèmes véritablement liturgiques mais il est adressé à un autre éminent poète mal-aimé comme Verlaine lui-même. On y trouve un accent de fraternité très humain et de solidarité dans le partage d’une duplicité avouée avec le « mal » dans lequel l’être exigeant et avide d’un monde et d’un soi-même meilleurs, peut s’embourber parfois tout en aspirant, par un repentir sincère, à un idéal et à une condition affranchie du mal et de la souffrance.
 
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Cette explication de texte n'est pas de moi mais je trouve qu'elle fait comprendre la complexité du sens d'un poème, écrit par un maître comme Verlaine.
Bien le comprendre permet de mieux l'aimer...


J’ai trouvé ce poème beau dans son genre mais pas si simple à comprendre aussi mon commentaire a eu pour but de me rapprocher de son sens, en examinant de plus près la façon dont il est écrit. Je donne donc mon opinion toute personnelle.

Paul Verlaine pensait que ce petit recueil intitulé « Liturgies intimes » où il paraphrase avec talent les prières chrétiennes dont il cherche à traduire le sens profond, allait être la consécration de sa poésie religieuse car dans sa vie, entre ses périodes de frasques et de débauches, surgissent des phases de repentir et d’élan religieux qui donnent un autre ton à sa poésie.

Le recueil paraît en 1892 quelques années avant la mort de Verlaine. Il est introduit par cette surprenante poésie adressée à Baudelaire

« À Charles Baudelaire »

Surprenante, car comme Verlaine a toujours été un fervent admirateur de Baudelaire, on peut être interloqué de ce qu’il affirme dans les premiers vers qui ressemblent plus à du mépris qu’à de l’admiration alors que ce dernier a d’abord été son modèle et qu’il lui a toujours voué une grande estime, comme en témoigne, entre autres compliments, un article de ses « Œuvres posthumes, vol II, » parues en1913, où il fait l’apologie de Charles Baudelaire.

En réalité cette première impression est trompeuse car dans cette perspective de repentance chrétienne qui caractérise ces « Liturgies intimes », c’est une façon sophistiquée de dire qu’il désavoue non pas Baudelaire en personne, mais tout ce qui, dans l’œuvre de Baudelaire, (comme dans la sienne d’ailleurs), se situe aux antipodes d’une morale qui stigmatise la volupté, le sexe, le péché et le mal en général tel qu’il est conçu dans une optique chrétienne. À partir de cela, les choses prennent un tout autre sens.

Dans les deux premiers vers du quatrain qui sont inséparables :

« Je ne t’ai pas connu, je ne t’ai pas aimé, »
Je ne te connais point et je t’aime encor moins : »,

on a une espèce de redoublement insistant qui rappelle celui de toute personne qui veut appuyer son désaccord avec quelqu’un ou à propos de quelque chose. Le premier vers le dit au passé et le second au présent comme si tout ce qui était en question avant et après devait être biffé, radié, expulsé et définitivement effacé de la mémoire. C’est que dans la crise morale que traverse Verlaine dans ces années-là comme chaque fois qu’après une période d’égarement et de turpitudes (mal-être, souffrance, violence, alcool, …,) il éprouve du remords et tente de se raccrocher à un idéal et à des croyances rédemptrices.

À cette occasion il croit bon de prendre à témoin ce Charles Baudelaire qui a tant de points communs avec lui (affliction, sentiment de culpabilité, déprime, drogues…) et qui, comme lui, a connu ce balancement épuisant entre spleen et idéal et qui comme lui, après l’orage a tenté d’en appeler au ciel. Cf « Élévation », « Bénédiction », « Correspondances » par exemple dans lesquels cet appel est très présent même si Baudelaire s’affranchit des références très explicitement chrétiennes au nom d’un idéal platonicien alors que chez Verlaine elles sont volontairement mises en avant.

Les deux points à la fin du deuxième vers sont l’indication d’un éclaircissement qui suit :

« Je me chargerais mal de ton nom diffamé, »

Se charger de quelque chose, c’est, prendre sa part d’une difficulté et endosser une certaine responsabilité. Il s’agit certainement ici de la mauvaise réputation de Baudelaire dont les « Fleurs du mal » en particulier furent dénigrées par la critique conformiste, moralisante et malveillante d’alors. Avec ces mots il semblerait que Verlaine qui a souvent pris le parti de Baudelaire en attestant de son art et de son génie ne veut plus assumer ce soutien ! Et la suite : « Et si j’ai quelque droit d’être entre tes témoins, » fait comprendre en quel sens différent il veut maintenant témoigner pour Baudelaire.

La véritable explication commence au deuxième quatrain qui n’est pas si facile à comprendre pour qui serait étranger aux croyances religieuses et aux intentions spirituelles de Verlaine à ce moment-là. Par la reprise du calendrier liturgique des fêtes catholiques et celle des différents moments de la célébration d’une messe, qu’il transpose poétiquement, il exprime une sincère repentance. Il voudrait s’absoudre de ses erreurs, de ses fautes, de ses péchés, de ses chutes, bref de tout dont il se sent coupable. En cela il se sent proche de Baudelaire qui dans ses moments de mélancolie insupportable, implore aussi le Ciel, pas nécessairement le Christ, mais une réalité spirituelle qu’il place très haut aux dessus des « miasmes humains ». Aux yeux de Verlaine au contraire le Christ est l’archétype même du sauveur qui par la souffrance assure l’expiation de tout mal. Il fait allusion au personnage, sans le nommer, par une synecdoque, figure de style par laquelle ici la partie représente le tout. Les « Pieds joints » avec un P majuscule, correspondent à ceux du supplicié sur la croix, tel qu’il est figuré dans l’iconographie religieuse.

Ce qui peut rendre malaisée au premier abord la lecture de ce deuxième quatrain et la suite, c’est d’abord la construction de toute la phrase qui va du troisième vers du premier quatrain « Je me chargerais mal…jusqu’à la fin du premier tercet « Calvaire touché. »

Détail typique de cette construction contorsionnée, les verbes auxquels se rapporte l’expression « vers les Pieds joints », (ici complément circonstanciel spécifiant ce que doit viser le regard du pécheur,) se trouvent au début du premier tercet « Tu tombas, tu prias ». Pour mieux comprendre, on pourrait écrire « Vers les Pieds joints, tu tombas, tu crias comme moi… » Tout ce qui se trouve entre ce complément et ces deux verbes vient donc s’interposer, ralentir et compliquer, à dessein, la progression de la phrase avec en plus cette incision mise entre tirets qui vient surcharger volontairement l’ensemble. Pourquoi un tel style chez un des plus grands poètes de la fluidité ? Justement par cette longue phrase compliquée couvrant une bonne partie du sonnet, il a voulu, je crois, traduire le cheminement tortueux, malaisé et pénible qui conduit le pénitent jusqu’au pied de la croix, mais dans l’esprit du Calvaire qui n’est pas un chemin facile et direct aux yeux des croyants.

Ensuite, dans le même passage on a des expressions et des tournures qui peuvent paraître assez alambiquées et quelque peu hermétiques mais qui, d’un point de vue littéraire, visent, comme la construction elle-même, à induire par leur caractère allusif et singulier une impression de malaise, de souffrance, à l’image même du chemin de croix qui conduit au Calvaire.

L’adverbe « d’abord » fait allusion à la crucifixion avec cette autre synecdoque parlante des clous :

La représentation des « clous froids » qui joignent les pieds du supplicié sont évoqués comme étant, par le sentiment de compassion qu’ils produisent une première motivation de repentance concernant l’attitude de Baudelaire après les fautes supposées. Les clous sont liés à la liturgie de la passion ils sont censés avoir été utilisés pour fixer par les mains et les pieds rapprochés (joints) le corps du condamné sur une croix en bois.

Ici, ils sont décrits comme ce qu’ils sont, des objets métalliques inertes et froids mais en dehors de la triviale idée de fixation, ils suggèrent aussi la continuation d’une torture douloureuse.

Après l’adverbe « d’abord », on a « ailleurs » et « puis » des deux premiers vers du deuxième quatrain

Ces deux autre adverbes renvoient à une autre motivation ou une autre raison de se repentir qui ne sont plus associées au symbolisme froid et cruel des objets de supplice mais renvoient à des aspirations humaines exaltées. Pas n’importe lesquelles d’ailleurs mais celles insufflées par « l’élan pâmé des femmes de péché ».

Est-ce là une allusion au pratiques des amours vénaux qui concernèrent ces poètes maudits et dont Verlaine fut souvent complice ? Sans doute. Toutefois, dans le contexte du poème cela est associé à la référence souvent mise en avant par les pastorales religieuses autant que par les moralistes en quête de modèle exemplaire, de la prostituée repentie qui, après des années de débauche et de misère, revient à des mœurs épurées avec, en toile de fond, l’histoire de la femme pécheresse qui, regrettant sa « mauvaise vie », pleure de contrition aux genoux de Jésus, baise ses pieds et les enduit de parfum. A la suite de quoi elle se voit remettre ses péchés comme cela est rapporté par l’évangéliste Luc, aux versets 7.36 et 8.3 de son texte. Cette référence se retrouve donc implicitement dans les deux derniers vers du deuxième quatrain mais avec une tournure poétique particulière suggérant toujours la douleur et les contorsions du repentir ému et débordant d’un amour vibrant pour Jésus.

« Des femmes de péché – desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! – »

C’est ce débordement d’émotion tel qu’on peut le comprendre lors d’un profond bouleversement de l’être, qui est rendu par ces expressions fortes: « élan pâmé », « chrême fol », et « baiser affamé ». Elles traduisent remarquablement l’exaltation, l’enthousiasme de ceux ou celles, qui comme Verlaine, comme Baudelaire et d’autres désespéré(e)s en mal de résilience … cherchent dans une crise de repentir et d’emportement mystique, une délivrance et une radicale transformation de leur condition.

« L’élan pâmé » rappelle l’extase des mystiques chrétiens en adoration devant les mystères de la croix,
Le « chrême » est un onguent, une huile parfumée qui servait à consacrer les prêtres, les prophètes ou les rois, chez les Hébreux. Catholiques et Orthodoxes ont conservé cet élément rituel appelé alors « Saint-Chrême » et l’utilisent lors de certains rituels ou « sacrements ». Ici Verlaine reprend ce mot qui rappelle les gestes d’onction aux pieds de Jésus par la femme pécheresse de l’évangile.

« chrême fol » indique donc l’intensité dévotionnelle mise dans le geste de caresser les pieds de Jésus et cette intensité est en résonance avec « la folie de la croix », expression de St Paul selon lequel la crucifixion qui peut paraître une folie injustifiable aux yeux de certains, relève en réalité de la sagesse divine qui a voulu ce sacrifice, apparemment irrationnel, dans un but de rédemption d’une l’humanité corrompue par le mal.

« Baiser affamé » ne fait que renforcer l’expression de cette passion mystique telle qu’elle nous est décrite et suggérée dans ce passage. Le qualificatif affamé signifiant sans équivoque l’avidité de celui qui a un insatiable besoin d’amour idéal lequel pourrait-être comme le revers de l’amour passion charnel.

Le premier tercet est la reprise de la phrase qui s’arrêtait à « vers les pieds joints » …

« Tu tombas, tu prias… » Tout ce premier tercet précise ce à quoi Verlaine voulait en venir en évoquant Baudelaire, à savoir qu’il voit Baudelaire en pénitent qui, pris d’écœurement devant la médiocrité de certaines de ses lâchetés et se sentant coupable de céder au mal, s’en remet, dans un geste se supplication, au Christ crucifié symbole de l’expiation des fautes pour les croyants. Par là, Baudelaire devient, comme lui Verlaine, la figure emblématique du pécheur repentant et concerne toutes les « âmes » qui ont « faim et soif » de pureté, de justice et d’amour. L’expression « faim et soif » qui dit la ferveur du pécheur repentant est empruntée à l’évangile de Matthieu 5:6 « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés. ».

Mais « sur les routes », celles de la vie, l’itinéraire qui mène de l’intention de changer sa façon d’être, jusqu’à sa réalisation, doit passer par la reddition au Calvaire qui figure le pardon par le sacrifice. On pense ici aux vers de Baudelaire dans « Bénediction » :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance comme divin remède à nos impuretés… »

Il s’agit évidemment du sacrifice des passions aliénantes, du renoncement à ses tendances corruptrices à ce « vice » que Baudelaire comme Verlaine trouvent tous deux exécrable dans leurs jours de bonté, mais parfois en même temps étrangement attirant :

« Aux objets répugnants nous trouvons des appas « dit Baudelaire dans « Au lecteur » des Fleurs du mal.

Le mot Calvaire est repris trois fois dans les tercets. C’est dire l’importance qu’il représente dans ce poème pour un Verlaine accablé. Le Calvaire, comme son nom l’indique, est le mont chauve du complet dépouillement, l’élévation symbolique de ce qui est « juste et vrai » et au pied de laquelle viennent s’échouer les prétentions et les tourments humains.

Ce sont les « doutes » qui mortifient le chercheur, qu’il soit penseur ou poète en quête d’idéal.

« Ci, ça », brève formule qui renvoie à toutes les mesquineries dont l’homme est capable et ses faits et gestes dérisoires, autant de « grimaces » alors qu’on leur accorde souvent une importance démesurée. Et même « l’art », pourtant élevé au pinacle des valeurs par ces poètes, comme toutes les choses humaines, est voué à l’échec. Pour Verlaine toutes ces choses sont caduques devant la vérité exprimée par le mystère du Calvaire qui laisse espérer aux yeux du poète maudit une gloire rédemptrice.

Dans ce renoncement final, cette ultime abdication, la mort trouve un autre sens qui conduit à l’acceptation de la condition d’« hommes de péché », c’est-à-dire celle d’êtres imparfaits et corruptibles. Dans cette acceptation, la simple interjection « Hein ?» qui semble familièrement adressée à Baudelaire comme un tacite accord, accentue l’acte de soumission de celui qui reconnaissant ses fautes, accepte aussi sans révolte sa condition de mortel.

Au total il s’agit d’un texte initiant un recueil de poèmes véritablement liturgiques mais il est adressé à un autre éminent poète mal-aimé comme Verlaine lui-même. On y trouve un accent de fraternité très humain et de solidarité dans le partage d’une duplicité avouée avec le « mal » dans lequel l’être exigeant et avide d’un monde et d’un soi-même meilleurs, peut s’embourber parfois tout en aspirant, par un repentir sincère, à un idéal et à une condition affranchie du mal et de la souffrance.
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Gaby
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#8
Cette explication de texte n'est pas de moi mais je trouve qu'elle fait comprendre la complexité du sens d'un poème, écrit par un maître comme Verlaine.
Bien le comprendre permet de mieux l'aimer...


J’ai trouvé ce poème beau dans son genre mais pas si simple à comprendre aussi mon commentaire a eu pour but de me rapprocher de son sens, en examinant de plus près la façon dont il est écrit. Je donne donc mon opinion toute personnelle.

Paul Verlaine pensait que ce petit recueil intitulé « Liturgies intimes » où il paraphrase avec talent les prières chrétiennes dont il cherche à traduire le sens profond, allait être la consécration de sa poésie religieuse car dans sa vie, entre ses périodes de frasques et de débauches, surgissent des phases de repentir et d’élan religieux qui donnent un autre ton à sa poésie.

Le recueil paraît en 1892 quelques années avant la mort de Verlaine. Il est introduit par cette surprenante poésie adressée à Baudelaire

« À Charles Baudelaire »

Surprenante, car comme Verlaine a toujours été un fervent admirateur de Baudelaire, on peut être interloqué de ce qu’il affirme dans les premiers vers qui ressemblent plus à du mépris qu’à de l’admiration alors que ce dernier a d’abord été son modèle et qu’il lui a toujours voué une grande estime, comme en témoigne, entre autres compliments, un article de ses « Œuvres posthumes, vol II, » parues en1913, où il fait l’apologie de Charles Baudelaire.

En réalité cette première impression est trompeuse car dans cette perspective de repentance chrétienne qui caractérise ces « Liturgies intimes », c’est une façon sophistiquée de dire qu’il désavoue non pas Baudelaire en personne, mais tout ce qui, dans l’œuvre de Baudelaire, (comme dans la sienne d’ailleurs), se situe aux antipodes d’une morale qui stigmatise la volupté, le sexe, le péché et le mal en général tel qu’il est conçu dans une optique chrétienne. À partir de cela, les choses prennent un tout autre sens.

Dans les deux premiers vers du quatrain qui sont inséparables :

« Je ne t’ai pas connu, je ne t’ai pas aimé, »
Je ne te connais point et je t’aime encor moins : »,

on a une espèce de redoublement insistant qui rappelle celui de toute personne qui veut appuyer son désaccord avec quelqu’un ou à propos de quelque chose. Le premier vers le dit au passé et le second au présent comme si tout ce qui était en question avant et après devait être biffé, radié, expulsé et définitivement effacé de la mémoire. C’est que dans la crise morale que traverse Verlaine dans ces années-là comme chaque fois qu’après une période d’égarement et de turpitudes (mal-être, souffrance, violence, alcool, …,) il éprouve du remords et tente de se raccrocher à un idéal et à des croyances rédemptrices.

À cette occasion il croit bon de prendre à témoin ce Charles Baudelaire qui a tant de points communs avec lui (affliction, sentiment de culpabilité, déprime, drogues…) et qui, comme lui, a connu ce balancement épuisant entre spleen et idéal et qui comme lui, après l’orage a tenté d’en appeler au ciel. Cf « Élévation », « Bénédiction », « Correspondances » par exemple dans lesquels cet appel est très présent même si Baudelaire s’affranchit des références très explicitement chrétiennes au nom d’un idéal platonicien alors que chez Verlaine elles sont volontairement mises en avant.

Les deux points à la fin du deuxième vers sont l’indication d’un éclaircissement qui suit :

« Je me chargerais mal de ton nom diffamé, »

Se charger de quelque chose, c’est, prendre sa part d’une difficulté et endosser une certaine responsabilité. Il s’agit certainement ici de la mauvaise réputation de Baudelaire dont les « Fleurs du mal » en particulier furent dénigrées par la critique conformiste, moralisante et malveillante d’alors. Avec ces mots il semblerait que Verlaine qui a souvent pris le parti de Baudelaire en attestant de son art et de son génie ne veut plus assumer ce soutien ! Et la suite : « Et si j’ai quelque droit d’être entre tes témoins, » fait comprendre en quel sens différent il veut maintenant témoigner pour Baudelaire.

La véritable explication commence au deuxième quatrain qui n’est pas si facile à comprendre pour qui serait étranger aux croyances religieuses et aux intentions spirituelles de Verlaine à ce moment-là. Par la reprise du calendrier liturgique des fêtes catholiques et celle des différents moments de la célébration d’une messe, qu’il transpose poétiquement, il exprime une sincère repentance. Il voudrait s’absoudre de ses erreurs, de ses fautes, de ses péchés, de ses chutes, bref de tout dont il se sent coupable. En cela il se sent proche de Baudelaire qui dans ses moments de mélancolie insupportable, implore aussi le Ciel, pas nécessairement le Christ, mais une réalité spirituelle qu’il place très haut aux dessus des « miasmes humains ». Aux yeux de Verlaine au contraire le Christ est l’archétype même du sauveur qui par la souffrance assure l’expiation de tout mal. Il fait allusion au personnage, sans le nommer, par une synecdoque, figure de style par laquelle ici la partie représente le tout. Les « Pieds joints » avec un P majuscule, correspondent à ceux du supplicié sur la croix, tel qu’il est figuré dans l’iconographie religieuse.

Ce qui peut rendre malaisée au premier abord la lecture de ce deuxième quatrain et la suite, c’est d’abord la construction de toute la phrase qui va du troisième vers du premier quatrain « Je me chargerais mal…jusqu’à la fin du premier tercet « Calvaire touché. »

Détail typique de cette construction contorsionnée, les verbes auxquels se rapporte l’expression « vers les Pieds joints », (ici complément circonstanciel spécifiant ce que doit viser le regard du pécheur,) se trouvent au début du premier tercet « Tu tombas, tu prias ». Pour mieux comprendre, on pourrait écrire « Vers les Pieds joints, tu tombas, tu crias comme moi… » Tout ce qui se trouve entre ce complément et ces deux verbes vient donc s’interposer, ralentir et compliquer, à dessein, la progression de la phrase avec en plus cette incision mise entre tirets qui vient surcharger volontairement l’ensemble. Pourquoi un tel style chez un des plus grands poètes de la fluidité ? Justement par cette longue phrase compliquée couvrant une bonne partie du sonnet, il a voulu, je crois, traduire le cheminement tortueux, malaisé et pénible qui conduit le pénitent jusqu’au pied de la croix, mais dans l’esprit du Calvaire qui n’est pas un chemin facile et direct aux yeux des croyants.

Ensuite, dans le même passage on a des expressions et des tournures qui peuvent paraître assez alambiquées et quelque peu hermétiques mais qui, d’un point de vue littéraire, visent, comme la construction elle-même, à induire par leur caractère allusif et singulier une impression de malaise, de souffrance, à l’image même du chemin de croix qui conduit au Calvaire.

L’adverbe « d’abord » fait allusion à la crucifixion avec cette autre synecdoque parlante des clous :

La représentation des « clous froids » qui joignent les pieds du supplicié sont évoqués comme étant, par le sentiment de compassion qu’ils produisent une première motivation de repentance concernant l’attitude de Baudelaire après les fautes supposées. Les clous sont liés à la liturgie de la passion ils sont censés avoir été utilisés pour fixer par les mains et les pieds rapprochés (joints) le corps du condamné sur une croix en bois.

Ici, ils sont décrits comme ce qu’ils sont, des objets métalliques inertes et froids mais en dehors de la triviale idée de fixation, ils suggèrent aussi la continuation d’une torture douloureuse.

Après l’adverbe « d’abord », on a « ailleurs » et « puis » des deux premiers vers du deuxième quatrain

Ces deux autre adverbes renvoient à une autre motivation ou une autre raison de se repentir qui ne sont plus associées au symbolisme froid et cruel des objets de supplice mais renvoient à des aspirations humaines exaltées. Pas n’importe lesquelles d’ailleurs mais celles insufflées par « l’élan pâmé des femmes de péché ».

Est-ce là une allusion au pratiques des amours vénaux qui concernèrent ces poètes maudits et dont Verlaine fut souvent complice ? Sans doute. Toutefois, dans le contexte du poème cela est associé à la référence souvent mise en avant par les pastorales religieuses autant que par les moralistes en quête de modèle exemplaire, de la prostituée repentie qui, après des années de débauche et de misère, revient à des mœurs épurées avec, en toile de fond, l’histoire de la femme pécheresse qui, regrettant sa « mauvaise vie », pleure de contrition aux genoux de Jésus, baise ses pieds et les enduit de parfum. A la suite de quoi elle se voit remettre ses péchés comme cela est rapporté par l’évangéliste Luc, aux versets 7.36 et 8.3 de son texte. Cette référence se retrouve donc implicitement dans les deux derniers vers du deuxième quatrain mais avec une tournure poétique particulière suggérant toujours la douleur et les contorsions du repentir ému et débordant d’un amour vibrant pour Jésus.

« Des femmes de péché – desquelles ô tant oints,
Tant baisés, chrême fol et baiser affamé ! – »

C’est ce débordement d’émotion tel qu’on peut le comprendre lors d’un profond bouleversement de l’être, qui est rendu par ces expressions fortes: « élan pâmé », « chrême fol », et « baiser affamé ». Elles traduisent remarquablement l’exaltation, l’enthousiasme de ceux ou celles, qui comme Verlaine, comme Baudelaire et d’autres désespéré(e)s en mal de résilience … cherchent dans une crise de repentir et d’emportement mystique, une délivrance et une radicale transformation de leur condition.

« L’élan pâmé » rappelle l’extase des mystiques chrétiens en adoration devant les mystères de la croix,
Le « chrême » est un onguent, une huile parfumée qui servait à consacrer les prêtres, les prophètes ou les rois, chez les Hébreux. Catholiques et Orthodoxes ont conservé cet élément rituel appelé alors « Saint-Chrême » et l’utilisent lors de certains rituels ou « sacrements ». Ici Verlaine reprend ce mot qui rappelle les gestes d’onction aux pieds de Jésus par la femme pécheresse de l’évangile.

« chrême fol » indique donc l’intensité dévotionnelle mise dans le geste de caresser les pieds de Jésus et cette intensité est en résonance avec « la folie de la croix », expression de St Paul selon lequel la crucifixion qui peut paraître une folie injustifiable aux yeux de certains, relève en réalité de la sagesse divine qui a voulu ce sacrifice, apparemment irrationnel, dans un but de rédemption d’une l’humanité corrompue par le mal.

« Baiser affamé » ne fait que renforcer l’expression de cette passion mystique telle qu’elle nous est décrite et suggérée dans ce passage. Le qualificatif affamé signifiant sans équivoque l’avidité de celui qui a un insatiable besoin d’amour idéal lequel pourrait-être comme le revers de l’amour passion charnel.

Le premier tercet est la reprise de la phrase qui s’arrêtait à « vers les pieds joints » …

« Tu tombas, tu prias… » Tout ce premier tercet précise ce à quoi Verlaine voulait en venir en évoquant Baudelaire, à savoir qu’il voit Baudelaire en pénitent qui, pris d’écœurement devant la médiocrité de certaines de ses lâchetés et se sentant coupable de céder au mal, s’en remet, dans un geste se supplication, au Christ crucifié symbole de l’expiation des fautes pour les croyants. Par là, Baudelaire devient, comme lui Verlaine, la figure emblématique du pécheur repentant et concerne toutes les « âmes » qui ont « faim et soif » de pureté, de justice et d’amour. L’expression « faim et soif » qui dit la ferveur du pécheur repentant est empruntée à l’évangile de Matthieu 5:6 « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ; car ils seront rassasiés. ».

Mais « sur les routes », celles de la vie, l’itinéraire qui mène de l’intention de changer sa façon d’être, jusqu’à sa réalisation, doit passer par la reddition au Calvaire qui figure le pardon par le sacrifice. On pense ici aux vers de Baudelaire dans « Bénediction » :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance comme divin remède à nos impuretés… »

Il s’agit évidemment du sacrifice des passions aliénantes, du renoncement à ses tendances corruptrices à ce « vice » que Baudelaire comme Verlaine trouvent tous deux exécrable dans leurs jours de bonté, mais parfois en même temps étrangement attirant :

« Aux objets répugnants nous trouvons des appas « dit Baudelaire dans « Au lecteur » des Fleurs du mal.

Le mot Calvaire est repris trois fois dans les tercets. C’est dire l’importance qu’il représente dans ce poème pour un Verlaine accablé. Le Calvaire, comme son nom l’indique, est le mont chauve du complet dépouillement, l’élévation symbolique de ce qui est « juste et vrai » et au pied de laquelle viennent s’échouer les prétentions et les tourments humains.

Ce sont les « doutes » qui mortifient le chercheur, qu’il soit penseur ou poète en quête d’idéal.

« Ci, ça », brève formule qui renvoie à toutes les mesquineries dont l’homme est capable et ses faits et gestes dérisoires, autant de « grimaces » alors qu’on leur accorde souvent une importance démesurée. Et même « l’art », pourtant élevé au pinacle des valeurs par ces poètes, comme toutes les choses humaines, est voué à l’échec. Pour Verlaine toutes ces choses sont caduques devant la vérité exprimée par le mystère du Calvaire qui laisse espérer aux yeux du poète maudit une gloire rédemptrice.

Dans ce renoncement final, cette ultime abdication, la mort trouve un autre sens qui conduit à l’acceptation de la condition d’« hommes de péché », c’est-à-dire celle d’êtres imparfaits et corruptibles. Dans cette acceptation, la simple interjection « Hein ?» qui semble familièrement adressée à Baudelaire comme un tacite accord, accentue l’acte de soumission de celui qui reconnaissant ses fautes, accepte aussi sans révolte sa condition de mortel.

Au total il s’agit d’un texte initiant un recueil de poèmes véritablement liturgiques mais il est adressé à un autre éminent poète mal-aimé comme Verlaine lui-même. On y trouve un accent de fraternité très humain et de solidarité dans le partage d’une duplicité avouée avec le « mal » dans lequel l’être exigeant et avide d’un monde et d’un soi-même meilleurs, peut s’embourber parfois tout en aspirant, par un repentir sincère, à un idéal et à une condition affranchie du mal et de la souffrance.
Je crois qu'il serait bien présomptueux de se risquer à une analyse de ce que pensaient ces poètes du siècle dernier, d'autant plus que les mots employés au moment de les écrire, ne reflètent pas forcément ce que l'auteur aurait voulu exprimer. N'oublions pas que Verlaine ici s'exprime en vers à un autre poète, la rythmique versifiée ne s'accommode pas toujours du fond au sens raisonné. Autrement dit, pour tenter cette approche philosophique entre deux personnages célèbres il eut fallu vivre en leur temps et être à leur niveau de compréhension. Il arrive que les gens qui tentent ce genre d'analyse, le font en pensant que ça va les grandir et les situer au même niveau. Même le romancier Guy Goffette y va sur la pointe des pieds. J'espère que tu sauras comprendre mon sens critique et que tu n'y verras pas ombrage Eric:)
 
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