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Nouvelle Trajet dit en sous-sol

Zaza_Dabord

Grand poète
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5 Octobre 2018
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Une femme
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#1
Suite et fin.


Décidée à ne plus me laisser distraire, j’adopte le masque du guichet fermé : l’œil est noir, le sourcil volontaire, la lèvre pincée et la démarche vive. Cette mine de «fin de non recevoir» doit m’assurer une parfaite tranquillité... J’avance...

- Pardon Madame, la rue Victor Hugo je vous prie ?

Mon accueil est plus souple que je ne le pensais, le guichet fermé s’entr'ouvre.

La question est lancée à bout portant par une voix assurée, porteuse d’ordres et de recommandations. Elle sort de la bouche d’un homme racé et élégant à la toiture grisonnante. Les traits du visage, relique d’une vieille beauté noyée dans ses souvenirs, racontent une longue histoire. La main droite est gantée de cuir, elle enserre l’autre gant tandis qu’elle mouline dans l’air pour ponctuer la demande. J’observe des ongles manucurés, habitués à tourner des pages de colonnes de chiffres, de courbes actuarielles, de graphiques de toutes sortes évoluant au gré de la menace qui pèse sur le monde en général et sur l’état de son compte en banque en particulier.

J’ai envie de lui dire :

- Comment, misérable, vous ne savez pas ? Mais Monsieur, Victor Hugo n’est pas une rue, c’est l’un des plus grands écrivains du 19e siècle, encore vivant... oui, oui Monsieur encore vivant … dans toutes les mémoires !

- La rue Victor Hugo ? Elle est derrière vous ! Environ à un quart d’heure à pieds ! Tout droit … et je le rassure : «Vous ne pouvez pas vous tromper

Et il me brûle les lèvres d'ajouter «sauf si vous êtes un âne». Mais bon, je conserve précieusement quelques lambeaux d’éducation et de civilité.

- Vous êtes sûre Mademoiselle ?

Ce ton suspicieux et condescendant m’agace... Il y a trente secondes, j’étais Madame, je viens de déchoir au rang de Mademoiselle. Suprême punition. Comme si symboliquement il reprenait la médaille virtuelle que, du reste, je n’avais pas demandée... «Les bons points de l’histoire sont difficiles à garder lorsque l’arbitraire s’invite à la cérémonie» disait mon grand-père, je crois qu’il avait raison.

- Si je suis sûre ? Mais Monsieur, le meilleur moyen de le savoir c’est encore d’y aller... J’ai choisi un ton offusqué, poli mais ferme, adapté à la situation. Soyons vigilants, il y a des individus comme ça qui se promènent la laisse à la main et qui passent leur temps à chercher des toutous à assujettir. Je refuse le collier, fut-il en argent, au titre que le respect et l’estime de soi sont les deux béquilles de l’orgueil pour rester droit. Pardonnez-moi, Monsieur, mais c’est mon seul vrai luxe.

Je n’attends pas de réponse... Je pars. Ma décision le plante là, sur le trottoir, je crois qu’il mâchonne quelques mots mais je ne suis plus disposée à entendre. Il n’a pas dit merci... Sans doute que je ne méritais pas ce pourboire. Etranges personnes que celles qui s’indignent des réactions qu’elles provoquent.

Tandis que je marche, je songe, attendrie, à toutes ces silhouettes rencontrées au hasard du chemin, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Celles drapées de leur insignifiance que je n’ai pas su apprécier, celles que j’ai photographiées à leur insu parce qu’elles m’ont surprise ou amusée. Celles que je ressortirai de mon album mémoire pour les faire revivre au décours d’une anecdote...

Je m’arrête un instant sur vous, Mademoiselle, modèle d’hôtesse sculpturale, jolie brune à la quarantaine revenue de tout, au sourire aussi naturel que la fleur en tissu accrochée au revers de votre veste...

Chaque femme est un écrin
Pour le sourire et le parfum
Quand il est vide, il fait chagrin

Je me souviens, je vous avais assortie avec ce Monsieur qui lisait son journal en fronçant les sourcils pour mieux s’imprégner des affaires du monde. Aussi sombre que son costume, il tournait les pages à la vitesse de l’homme endeuillé qui suit un corbillard. Oui, Monsieur, c’est grave le monde et c’est sérieux, mais ça, ce n’est pas une nouvelle.

Et puis il y a vous, mamie, vous qui luttez de toutes vos forces contre les fissures du temps...

Avec du bleu, du rouge, du vert
Pâles couleurs au milieu de l’hiver
Le temps est un buvard de jeunesse
Il boit, il broie quand il caresse
Et tout et rien c’est pareil
Lorsque le rose passe au vermeil

Oui, vous, qui vous êtes offusquée à la proposition de ce jeune homme, beaucoup trop jeune pour vous. Il vous cédait sa place assise, vous auriez préféré son cœur.

Et puis il y a vous aussi, rangé-plié dans votre vie trop carrée. La maison est payée, les enfants sont casés, il n’y a plus guère de place pour l’improvisation, tout est propre et net, tout ronronne au rythme du tambour d’une machine à laver...

Et vous Monsieur, indispensable à l’oxygène que vous respirez et très certainement à l’espèce humaine. Vous, sans qui les horloges s’arrêtent et les lois de la pesanteur s’affolent. Vous qui faites du secret votre bouclier et de l’information confidentielle un sabre, pour mieux franchir les obstacles qui mènent aux lauriers. Combien de victimes laisserez-vous derrière vous avant que votre armure ne se fende ? En attendant votre réponse, je vous ai laissé seul.

Non, je n’ai rien oublié de tous ces visages multicolores, heureux ou malheureux, à peine esquissés ou taillés dans la masse, beaux ou improbables, masques de toute une vie parfois dure à porter...

Merci à vous, gens que j’aime
Lumières et ombres souterraines
Que je croque avec délice
Avec bonheur, avec malice
Par petites touches d’humanité
Sur mon tableau d’éternité

Nous sommes le 2 novembre, le froid est toujours là mais le brouillard s’est dissipé, ma pause déjeuner se termine, je quitte à regret le banc de ce jardin public, témoin de mes confidences scripturales, et je pars sans me retourner en laissant derrière-moi cette page heureuse de mon histoire...

FIN
 
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21 Octobre 2018
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Je suis
Une femme
Hors ligne
#2
Suite et fin.


Décidée à ne plus me laisser distraire, j’adopte le masque du guichet fermé : l’œil est noir, le sourcil volontaire, la lèvre pincée et la démarche vive. Cette mine de «fin de non recevoir» doit m’assurer une parfaite tranquillité... J’avance...

- Pardon Madame, la rue Victor Hugo je vous prie ?

Mon accueil est plus souple que je ne le pensais, le guichet fermé s’entr'ouvre.

La question est lancée à bout portant par une voix assurée, porteuse d’ordres et de recommandations. Elle sort de la bouche d’un homme racé et élégant à la toiture grisonnante. Les traits du visage, relique d’une vieille beauté noyée dans ses souvenirs, racontent une longue histoire. La main droite est gantée de cuir, elle enserre l’autre gant tandis qu’elle mouline dans l’air pour ponctuer la demande. J’observe des ongles manucurés, habitués à tourner des pages de colonnes de chiffres, de courbes actuarielles, de graphiques de toutes sortes évoluant au gré de la menace qui pèse sur le monde en général et sur l’état de son compte en banque en particulier.

J’ai envie de lui dire :

- Comment, misérable, vous ne savez pas ? Mais Monsieur, Victor Hugo n’est pas une rue, c’est l’un des plus grands écrivains du 19e siècle, encore vivant... oui, oui Monsieur encore vivant … dans toutes les mémoires !

- La rue Victor Hugo ? Elle est derrière vous ! Environ à un quart d’heure à pieds ! Tout droit … et je le rassure : «Vous ne pouvez pas vous tromper

Et il me brûle les lèvres d'ajouter «sauf si vous êtes un âne». Mais bon, je conserve précieusement quelques lambeaux d’éducation et de civilité.

- Vous êtes sûre Mademoiselle ?

Ce ton suspicieux et condescendant m’agace... Il y a trente secondes, j’étais Madame, je viens de déchoir au rang de Mademoiselle. Suprême punition. Comme si symboliquement il reprenait la médaille virtuelle que, du reste, je n’avais pas demandée... «Les bons points de l’histoire sont difficiles à garder lorsque l’arbitraire s’invite à la cérémonie» disait mon grand-père, je crois qu’il avait raison.

- Si je suis sûre ? Mais Monsieur, le meilleur moyen de le savoir c’est encore d’y aller... J’ai choisi un ton offusqué, poli mais ferme, adapté à la situation. Soyons vigilants, il y a des individus comme ça qui se promènent la laisse à la main et qui passent leur temps à chercher des toutous à assujettir. Je refuse le collier, fut-il en argent, au titre que le respect et l’estime de soi sont les deux béquilles de l’orgueil pour rester droit. Pardonnez-moi, Monsieur, mais c’est mon seul vrai luxe.

Je n’attends pas de réponse... Je pars. Ma décision le plante là, sur le trottoir, je crois qu’il mâchonne quelques mots mais je ne suis plus disposée à entendre. Il n’a pas dit merci... Sans doute que je ne méritais pas ce pourboire. Etranges personnes que celles qui s’indignent des réactions qu’elles provoquent.

Tandis que je marche, je songe, attendrie, à toutes ces silhouettes rencontrées au hasard du chemin, celles d’hier et celles d’aujourd’hui. Celles drapées de leur insignifiance que je n’ai pas su apprécier, celles que j’ai photographiées à leur insu parce qu’elles m’ont surprise ou amusée. Celles que je ressortirai de mon album mémoire pour les faire revivre au décours d’une anecdote...

Je m’arrête un instant sur vous, Mademoiselle, modèle d’hôtesse sculpturale, jolie brune à la quarantaine revenue de tout, au sourire aussi naturel que la fleur en tissu accrochée au revers de votre veste...

Chaque femme est un écrin
Pour le sourire et le parfum
Quand il est vide, il fait chagrin

Je me souviens, je vous avais assortie avec ce Monsieur qui lisait son journal en fronçant les sourcils pour mieux s’imprégner des affaires du monde. Aussi sombre que son costume, il tournait les pages à la vitesse de l’homme endeuillé qui suit un corbillard. Oui, Monsieur, c’est grave le monde et c’est sérieux, mais ça, ce n’est pas une nouvelle.

Et puis il y a vous, mamie, vous qui luttez de toutes vos forces contre les fissures du temps...

Avec du bleu, du rouge, du vert
Pâles couleurs au milieu de l’hiver
Le temps est un buvard de jeunesse
Il boit, il broie quand il caresse
Et tout et rien c’est pareil
Lorsque le rose passe au vermeil

Oui, vous, qui vous êtes offusquée à la proposition de ce jeune homme, beaucoup trop jeune pour vous. Il vous cédait sa place assise, vous auriez préféré son cœur.

Et puis il y a vous aussi, rangé-plié dans votre vie trop carrée. La maison est payée, les enfants sont casés, il n’y a plus guère de place pour l’improvisation, tout est propre et net, tout ronronne au rythme du tambour d’une machine à laver...

Et vous Monsieur, indispensable à l’oxygène que vous respirez et très certainement à l’espèce humaine. Vous, sans qui les horloges s’arrêtent et les lois de la pesanteur s’affolent. Vous qui faites du secret votre bouclier et de l’information confidentielle un sabre, pour mieux franchir les obstacles qui mènent aux lauriers. Combien de victimes laisserez-vous derrière vous avant que votre armure ne se fende ? En attendant votre réponse, je vous ai laissé seul.

Non, je n’ai rien oublié de tous ces visages multicolores, heureux ou malheureux, à peine esquissés ou taillés dans la masse, beaux ou improbables, masques de toute une vie parfois dure à porter...

Merci à vous, gens que j’aime
Lumières et ombres souterraines
Que je croque avec délice
Avec bonheur, avec malice
Par petites touches d’humanité
Sur mon tableau d’éternité

Nous sommes le 2 novembre, le froid est toujours là mais le brouillard s’est dissipé, ma pause déjeuner se termine, je quitte à regret le banc de ce jardin public, témoin de mes confidences scripturales, et je pars sans me retourner en laissant derrière-moi cette page heureuse de mon histoire...

FIN
La troisième partie est aussi bien rédigée que les deux autres.
BElle lecture.
A quand une prochaine nouvelle chère Zaza ?
Gaby
 
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