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Citation "Notre Dame du Silence" 1/2 Le Livre de l'Intranquillité. B.Soares (F.Pessoa)

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#1
Notre Dame du Silence

Il m'arrive parfois - lorsque je me sens diminué, déprimé, que la force même de rêver s'effeuille et se dessèche, et que le seul rêve qui me reste, c'est de penser à mes rêves - il m'arrive alors de les feuilleter, comme un livre que l'on va feuilletant encore et encore, sans rien lire que des mots inévitables. C'est alors que je me demande qui tu peux être, figure qui traversent toutes mes lentes visions de paysages différents, d'intérieurs anciens, au fastueux cérémonial de silence. Dans tous mes songes tu m'apparais comme songe, ou bien tu m'accompagnes, fausse réalité. Je visite avec toi des contrées qui font peut-être partie de tes rêves à toi, des pays qui sont peut-être tes corps eux-même, faits d'absence et d'inhumanité, ton corps essentiel se trouvant dilué en calme plaine et montagne aux froids contours, dans le parc de quelque palais secret. Peut-être n'ai-je pas d'autre rêve que toi, et c'est peut-être dans tes yeux, mon visage appuyé contre le tien, que je lirai ces impossibles paysages, ces faux ennuis, ces sentiments qui peuplent l'ombre de mes lassitudes et les grottes de mon inapaisement. Qui sait si les paysages de mes rêves ne sont pas ma façon de ne pas te rêver? Je ne sais qui tu es, mais sais-je bien qui je suis? Sais-je bien ce que c'est que rêver, pour savoir ce que t'appeler mon rêve signifie? Sais-je si tu n'es pas une partie de moi, peut-être la partie la plus importante et la plus réelle? Et sais-je bien si ce n'est pas moi qui suis le rêve et toi la réalité, moi qui suis ton rêve, et non pas toi un rêve que je rêve?

Quelle sorte de vie est la tienne? Quelle façon de voir est donc la façon dont je te vois? Ton profil? Il n'est jamais le même, sans jamais changer. Et je dis cela parce que je le sais, sans pourtant savoir que je le sais. Ton corps? Il est le même, nu ou bien vêtu, et il est dans la même position, assis, couché ou debout. Que signifie tout cela, qui ne signifie rien?

Ma vie est d'une telle tristesse, et pourtant je ne songe même pas à m'en plaindre; les heures que je vis sont d'une telle fausseté, et je ne rêve même pas du geste qui me ferait les partager.

Dame des Heures qui passent, Madone des eaux dormantes et des algues mortes, Déesse tutélaire des vastes déserts, des paysages noirs aux rochers stériles- délivre-moi de ma jeunesse.

Consolatrice de ceux qui ne connaissent pas de consolation, Larme de ceux qui jamais ne pleurent, Heure qui jamais ne sonnes- garde moi de la gaieté et du bonheur.

Opium de tous les silences, Lyre dont nul ne doit jouer, Vitrail de l'éloignement et de la solitude- fais que je sois un objet de haine pour les hommes, et de risée pour les femmes.

Cymbales d'Extrême-Onction, Caresse sans geste, Colombe morte dans l'ombre, Huile Sainte des heures passées à rêver -garde-moi de la religion, parcequ'elle est douceur, et de l'incroyance parce qu'elle est force.

Lys se fanant à la tombée du jour, Coffret de roses flétries, Silence entre deux prières - emplis-moi du dégoût de vivre, de la rage d'être sain, de mépris pour ma jeunesse.

Fait de moi un être inutile et stérile, ô toi l'Acceuillante à tous les songes vagues; rends-moi pur sans motif de l'être, trompeur sans goût pour la tromperie, ô toi l'Eau Courante des Tristesses Vécues; que ma bouche soit un paysage de glaces, que mes yeux soient deux lacs morts, et mes gestes le lent effeuillement d'arbres déjà très vieux - Ô Litanie d'Angoisses, ô Messe Violette des Lassitudes, ô Corolle, ô toi le Fluide, toi l'Ascension!

Et comme je regrette de devoir te prier comme on prie une femme, sans pouvoir t'aimer comme on aime un homme, ni te voir dressée devant les yeux de mon rêve, telle une Auror-à-l'envers, de ce sexe irréel des anges qui n'ont jamais pénétré au ciel!

Je te dis mon amour comme on dit une prière, parce que mon amour est déjà lui-même une prière; mais je ne saurais ni te concevoir comme bien-aimée, ni te voir dressée devant moi comme une sainte.

Que tes actes soient la statue du renoncement, tes gestes le piédestal de l'indifférence, tes mots le vitrail du refus.



Splendeur du néant, nom de l'abîme, paix de l'Au-delà...

Vierge éternelle d'avant les dieux, d'avant les pères des dieux, et d'avant même les pères des pères de ces dieux, inféconde de tous les mondes, stérile de toutes les âmes...

A toi sont offerts les êtres et les jours; les astres sont des ex-voto dans tes temples, et la lassitude des dieux revient se nicher dans ton sein comme l'oiseau revient à son nid, qu'il a construit il ne sait comment.

Qu'au comble de l'angoisse on découvre enfin le jour, et si l'on découvre aucun jour, que ce jour-là soit tout de même celui que l'on découvre!

Resplendis, ô absence de soleil; brille, ô clair de lune qui cesse d'être...

Toi seul, soleil qui ne brille pas, éclaires les cavernes, parce que les cavernes sont tes filles. Toi seule, lune qui n'existes pas, donnes aux grottes, parce que les grottes...

Tu es du sexe des formes rêvées, du sexe nul des formes. Tantôt simple profil, tantôt simple attitude, ou encore un seul geste lent - tu es faite de moments, d'attitudes qui se spiritualisent en devenant miens.

Aucune fascination du sexe ne sous-tend mon rêve de toi, sous ta large tunique de madone des silences intérieurs. Tes seins ne sont pas de ceux que l'on peut penser à baiser. Ton corps tout entier est chair-âme, mais il n'est pas âme, il est corps. La matière de ta chair n'est pas esprit, elle est spirituelle. Tu es la femme antérieure à la Chute, sculpture encore faite de cette argile qui a vu le paradis.

Mon horreur des femmes réelles, pourvues d'un sexe, est le chemin par lequel je suis allé jusqu'à toi.Les femmes de la terre, qui pour être doivent supporter le poids remuant d'un homme - comment peut-on les aimer sans que l'amour ne se flétrisse aussitôt, avec la vision anticipée du plaisir au service du sexe? Comment respecter l'Epouse sans être obligé de la voir comme une femme dans une autre position, celle du coït? Comment ne pas être dégouté d'avoir une mère, à l'idée d'avoir été aussi vulvaire à l'origine, et expulsé vers le monde de façon aussi dégoûtante? Quel dégoût nous prend à l'idée de l'origine charnelle de notre âme - de ce tourbillon corporel d'où naît notre chair; et, si belle qu'elle soit, celle-ci est enlaidie par son origine et nous dégoûte par sa naissance.

Les faux idéalistes de la vie réelle font des vers à l'Epouse, ils s'agenouillent à l'idée de Mère... Leur idéalisme est une tunique faite pour dissimuler, ce n'est pas un rêve capable de créer.

Toi seule est pure, Dame des Rêves, que je puis concevoir comme amante sans concevoir de tache, parce que tu es irréelle. Toi, je peux te concevoir comme mère et t'adorer, parce que tu ne t'es jamais laissé souiller ni par l'horreur de la fécondation, ni par l'horreur de l'enfantement.

Comment ne pas t'adorer si toi seule es adorable? Comment ne pas t'aimer si toi seule es digne d'amour?

Qui sait si, en te rêvant, je ne te crée pas, réelle dans une autre réalité; si tu ne seras pas mienne, dans un monde différent et pur où nous pourrons nous aimer sans corps tactile, avec d'autres gestes pour nous étreindre, et d'autres attitudes essentielles pour la possession? Qui sait même si tu n'existais pas déjà et si, loin de te créer, je ne t'ai pas simplement vue, d'une autre vision, intérieure et pure, dans un monde différent et parfait? Qui sait si te rêver ne fut pas seulement te rencontrer, si t'aimer ne fut pas simplement t'imaginer, si mon mépris de la chair et mon dégoùt de l'amour ne furent pas l'obscur désir avec lequel, sans te connaître, je t'attendais anxieusement, et la vague aspiration qui, sans rien savoir de toi, te voulait pourtant?

Qui sait même si je ne t'ai pas déjà aimée, dans un ailleurs imprécis dont la nostalgie cause peut-être mon péerpéteul ennui. Tu es peut-être une vague nostalgie de mon être, corps d'absence, présence de Distance, femelle pour d'autres raisons, peut-être, que celles qui font qu'on peut l'être.

Je peux te penser vierge, et mère aussi, car tu n'es pas de ce monde. L'enfant que tu tiens dans tes bras n'a jamais été plus jeune, pour que tu lui impose la souillure d'être porté dans ton ventre Tu n'a jamais été différente de ce que tu es et, par conséquent, comment ne serais-tu pas vierge? Je peux t'aimer et aussi t'adorer, parceque mon amour ne te possède pas et mon adoration ne t'éloigne pas de moi.

Sois le Jour-Eternel, et que mes soleils couchants soient les rayons de ton soleil, se possédant en toi.

Sois l'invisible Crépuscule, et que mes désirs, mes inapaisements soient les couleurs de ton indécision, les ombres de ton incertitude. Sois la Nuit-Totale, deviens la Nuit-Unique, et que je me perde tout entier et m'abolisse en toi, et que mes rêves brillent, telles des étoiles, sur ton corps de distance et de négation...

Que je sois les plis de ton manteau, les joyaux de ton diadème, et l'or astral des bagues à tes doigts.

Cendre de ton foyer éteint, qu'importe que je sois poussière? Fenêtre de ta chambre, qu'importe que je sois espace? Heure à ta clepsydre, qu'importe que je passe puisque t'appartenant, je demeurerai, que je meure puisque t'appartenant, je ne mourrai pas, que je te perde, si c'est en perdant que je te trouve?
 

Gabrielle

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#2
ton choix pour ce texte est une philosophie en sens et contre sens
aimer un rêve lui donner corps et relief dans la pureté absolue tout en dénigrant la femme jusqu'au dégoût de son être dans un excès contemplatif pour se fondre dans son rêve
c'est un ressenti d'une autre dimension
 
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#3
ton choix pour ce texte est une philosophie en sens et contre sens
aimer un rêve lui donner corps et relief dans la pureté absolue tout en dénigrant la femme jusqu'au dégoût de son être dans un excès contemplatif pour se fondre dans son rêve
c'est un ressenti d'une autre dimension
Exact, j'avais du mal avec les paragraphes dénigrant le corps, le "matériel", jusqu'à comprendre cette (probable?) intention de l'auteur, jusqu'au-boutiste dans l'idéalisation totale d'une image de pureté. Sur ce point nos philosophies divergent clairement. D'après ce que j'ai pu lire, Pessoa semblait très (très!) emprunt de frustrations, de refoulements quant à sa (quasi-inexistante) sexualité dans un pays et une époque ultra-catholique. Après j'admire sa vocation démiurge de créer sa propre Sainte-Vierge, et comme toujours de trouver son propre chemin de Traverse pour ne pas subir sa folie et de faire de "ses échecs des victoires"... (hum pas très clair ce que je raconte... )
 

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