Hors ligne
Le Gabier
Le vieux bordé souillé craquait dans le silence
L’entrepont recouvert d’une paille moisie
Etait plein de captifs cherchant la somnolence
L’évasion du sommeil, bienheureuse amnésie
Oublier un instant qu’ils étaient prisonniers
Sur ces pontons du diable, parodies de vaisseaux
Génération perdue, matelots, canonniers
Croupissant dans la fange tels de vulgaires pourceaux
L’Anglais laissait pourrir en geôles déloyales
Au fond de ses grands ports, ses arsenaux géants
La fine fleur humaine de la flotte impériale
Ceux qui osèrent défier l’Albion sur l’Océan
On l’appelait Ti’Jean, surnom qu’on lui donna
Chétif enfant des rues, à son embarquement
Au port de Saint-Malo, en guise de pensionnat
Sur une humble frégate, corsaire au fier gréement
Entre mille corvées et les coups indistincts
Qu’un quartier-maître aigri prodiguait sans mesure
Aux mousses innocents et même aux pilotins
Il n’attendait qu’un ordre, monter dans la mâture
A l’appel du sifflet, joyeux, il s’élançait
Le premier des gabiers, l’intrépide gamin
Pour ferler quelque voile, assurer un étais
En courant sur les vergues comme sur un chemin
Même le vieux bosco admirait cette grâce
Funambule insouciant, tout en légèreté
Sur les filins de chanvre, il dansait dans l’espace
Oubliant les épreuves, ivre de liberté
Les furieux abordages ne l’effrayaient plus guère
Tant qu’il pouvait rester dans ses huniers chéris
D’où son mousquet en main, tel un dieu de la guerre
Il frappait comme la foudre, en tireur aguerri
Dans son cachot humide aux grilles de membrures
Son esprit s’évadant, il survole la Manche
Il est libre à nouveau, grimpant les enfléchures
Vers son royaume intime, orné de voiles blanches
Gao T. Kanth