Ode Maritime d'Alvaro de Campos: (extrait, parce qu'il fait 40 pages. Impossible de rendre ici toute la subtilité de ce chef d'oeuvre, entre Nuit et Soleil)
-"Toute la vie maritime ! tout dans la vie maritime !
S’infuse dans mon sang toute cette subtile séduction
Et indéfiniment je me plonge en pensée dans les voyages."
-"Ah, n'importe comment et n'importe où, partir!
Larguer les amarres hors d'ici, cap sur les vagues, le péril et la mer,
S'en aller au Large, au Dehors, à l'Abstraite distance,
Indéfiniment, dans les nuits mystérieuses et profondes,
Emporté, comme la poussière, par les vents, par les ouragans!"
-"A cette pensée -ô rage! à cette pensée - ô furie!
A cette pensée de l'étroitesse de ma vie ravagée par le désir,
Subitement, trépidamment, extaorbitalement,
Avec l'oscillation vicieuse, vaste et violente
De la roue qui vit dans mon imagination,
Eclate, à travers moi, sifflant, hurlant, vertiginal,
Le rut sadique et ténébreux de la stridente vie maritime."
-"Hommes de la mer actuelle ! hommes de la mer passée !
Commissaires de bord ! esclaves de galères ! combattants de Lépante !
Pirates du temps des Romains ! Navigateurs de Grèce !
Phéniciens ! Carthaginois ! Portugais projetés de Sagres
Vers l'aventure indéfinie, vers la Mer Absolue, pour réaliser l'Impossible!
Ohé-ohé-ohé-ohé-ohé-ohé !
Hommes qui avez dressé des stèles pour l’Empire, qui avez baptisé des caps !
Hommes qui avez négocié pour la premières fois avec des Noirs !
Qui en premier avez vendu des esclaves de terres nouvelles !
Qui avez donné le premier spasme européen aux négresses stupéfaites !
Qui avez rapporté l’or, les perles de verre, le bois odorants, les flèches,
De mornes explosant en végétations vertes !
Hommes qui avez mis à sac de paisibles peuplements africains,
Qui avez fait fuir au bruit du canon toutes ces races,
Qui avez massacré, rapiné, torturé, mérité
Le prix de Nouveauté promis à qui, tête baissée,
Fonce sur le mystère des mers Nouvelles ! Ohé-ohé-ohé !
Vous tous comme en un, entrecroisés,
Vous tous , sanglants, violents, haï, redoutés, sacrés,
Je vous salue, je vous salue, je vous salue!"
-"Je veux m'en aller avec vous, je veux m'en aller avec vous,
En même temps avec vous tous
Dans tous les lieux où vous êtes allés!
Je veux affronter tous vos périls face contre face,
Sentir sur mon visage les vents qui ont buriné les vôtres,
Recracher de mes lèvres le sel des mers qui ont baisé les vôtres,
Avoir des bras pour votre besogne, partager vos tempêtes,
Et comme vous, enfin, gagner des ports extraordinaires!
Fuir avec vous la civilisation!
Perdre avec vous la notion de morale!
Sentir se métamorphoser au large mon humanité!
Boire avec vous dans les mers du Sud
De nouvelles sauvageries, de nouveaux branle-bas de l'âme,
De nouveaux feux centraux dans le volcan de mon esprit!
M'en aller avec vous, m'enlever
Mon costume de civilisé, la douceur mesurée de mes actes,
Ma peur innée des prisons,
Ma vie pacifique,
Ma vie assise, statique, réglée et rabâchée!"
-"Ô mes héros rudes et velus, rudes héros de l'aventure et du crime!
Mes fauves marins, de mon imagination les maris!
Amants occasionnels de l'obliquité de mes sensations!
Je voudrais être Celle qui vous attendrait dans les ports,
Vous, les haïs-aimés de son sang de pirates dans ses rêves!
Parcequ'elle aurait avec vous, mais rien qu'en esprit passé sa rage
Sur les cadavres nus des victimes que vous faites sur les mers!
Parce qu'elle aurait été la compagne de vos crimes, et dans l'orgie océanique
Son esprit de sorcière danserait invisible autour des gestes
De vos corps, de vos haches, de vos mains d'étrangleurs!
Et elle, à terre, à vous attendre, quand vous viendrez, si jamais vous veniez,
Elle irait boire aux rugissements de votre amour tout le vaste,
Tout le brumeux et sinistre parfum de vos victoires,
Et à travers vos spasmes sifflerait un sabbat tout de rouge et de jaune!"
-"Il faudrait être Dieu, et le Dieu d'un culte à rebours,
Un Dieu monstrueux et satanique, un Dieu d'un panthéisme de sang,
Pour pouvoir combler toute la mesure de ma furie imaginative,
Pour pouvoir épuiser jamais tous mes désirs d'identité..."
-"Quelque chose en moi se brise. Le rouge se fait nuit.
J'ai trop senti pour pouvoir continuer à sentir.
Mon âme s'est épuisée, il ne reste en moi qu'un écho.
La vitesse de la roue décroît sensiblement.
Mes rêves m'ôtent légèrement les mains des yeux.
En moi il n'y a qu'une béance, un désert, une mer nocturne,
S'élève en son grand large, surgit de son silence,
A nouveau, à nouveau, le vaste cri, le cri très ancien.
Tout d'un coup, tel l'éclair d'un son -alors, en lieu de bruit, monte de la tendresse-,
Enlaçant brusquement tout l'horizon marin,
Humide et sombre houle humaine dans la nuit,
Voix de sirène au loin pleurant et appelant,
Du fin fond des Lointains il vient, du fond des Mers, de l'âme des Abysses,
Et au fil de son reflux, comme des algues, flottent mes rêves dépecés..."